PIERRE-ALAIN CHALLIER PORTRAIT D’UN GALERISTE
Pierre-Alain, pourriez-vous nous parler de votre passion pour l’art (origines) et pourriez-vous nous dire quelles ont été les principales étapes qui ont marqué votre parcours ? Avez-vous eu des influences qui vous ont porté ?
Je suis né dans un petit village du midi de la France où l’éditeur et poète Pierre-André Benoit (PAB) avait installé sa presse lithographique, et avait été soutenu par ma grand-mère dès les années 60. Il disait toujours en imprimant de minuscules livres, avec les plus grands compagnons de route que l’on puisse rêver à son époque (Tzara ou Char pour les textes, Picabia ou Dubuffet pour les illustrations…) : « je ne travaille pas, je joue » !
Quand d’autres rêvaient de footballeurs, mes idoles d’enfant étaient plutôt Miro ou Picasso, mais aussi les grands marchands ayant laissé une trace dans l’histoire de l’art ou une collection, à l’instar des Maeght ou plus récemment d’Yvon Lambert. Le patrimoine et l’histoire me passionnaient tout autant et mon idéal était et demeure de restaurer un lieu pour y accueillir les artistes de mon temps.
De l’Ecole du Louvre à l’IESA, j’ai complété mes études par de très nombreux stages très formateurs auprès de galeries (Jacqueline Rabouan-Moussion, Baudoin Lebon, Thaddaeus Ropac…), de salons (Fiac, Pavillon des Tuileries, Paris Photo…), ou du commissaire-priseur Francis Briest au Donjon de Vez. Grâce à lui j’ai été appelé très tôt à devenir le directeur artistique de la galerie Artcurial à l’Hôtel Dassault, quelques mois avant que Jean-Michel Wilmotte n’en redessine les contours. Il m’a fait une confiance absolue alors que je n’avais que 23 ans. Je lui en suis très reconnaissant. Lui et Thaddaeus Ropac m’ont appris la rigueur et le professionnalisme. J’ai aussitôt sollicité pour ma première exposition l’artiste japonaise Yayoi Kusama en 2002, qui est aujourd’hui consacrée au Centre Pompidou. A cette époque, pourtant si proche, la préfecture nous avait sommés de retirer les pois jaunes et noirs tendus sur les grilles du rond-point des Champs-Elysées ! Aussitôt après j’ai exposé le mobilier surréaliste d’Hubert Le Gall, puis j’ai approché le pionnier de l’art sublimant la nature Nils-Udo, puis Jean-Luc Parant… autant d’artistes avec lesquels je travaille toujours aujourd’hui et que j’aime profondément. J’ai aussi montré de jeunes créateurs comme Alexandra Loewe, en écho à des monographies d’artistes modernes majeurs comme la rétrospective d’estampes méconnues de Jean Dubuffet, pour laquelle Ernst Beyeler m’avait prêté sa splendide suite de décomposition en 12 couleurs…
Mais toute l’originalité de l’ancienne galerie Artcurial résidait dans son incroyable fonds d’éditions limitées d’œuvres d’art. Une aventure unique au monde, avec des collaborations aussi éclectiques qu’exceptionnelles, bâties par mes prédécesseurs pendant plus de 30 ans. Avec des signatures devenues aujourd’hui emblématiques du XXème siècle : Arman, Chirico, Cocteau, Delaunay, Man-Ray, Niki de Saint Phalle… et plus récemment Robert Combas, Jean-Pierre Raynaud, ou même Soulages et Zao Wou-Ki… ils ne s’étaient pas trompés !
Après 5 ans passés à faire évoluer les choix d’Artcurial vers de nouveaux talents, les actionnaires ont décidé de se consacrer pleinement à une nouvelle activité de vente aux enchères. Avec succès ils ont conservé la Librairie d’art, et m’ont vendu tout le fonds de la galerie, ses œuvres en réserve mais aussi tous ses contrats d’édition de multiples, que j’aurais trouvé trop triste de voir disparaître.
Ce concours de circonstances fut une nouvelle chance à saisir, qui m’a précipité à ouvrir ma propre galerie à partir de ce fonds. C’était fin 2006, j’avais alors 28 ans.
J’ai miraculeusement trouvé un lieu vaste et encore vierge, idéalement situé au cœur même du Marais des galeries d’art contemporain, à deux pas du Musée Picasso. 4 étages d’une ancienne usine, que j’ai rénovés, mis en scène grâce à l’aide du designer Christophe Pillet, là encore une belle rencontre.
Soutenir et défendre des artistes (émergents ou reconnus) requiert un engagement sans faille, ainsi pouvez-vous nous dire comment s’effectue le premier contact et selon quels critères les choisissez vous ? Comment se traduisent vos collaborations ?
Chaque relation est différente : dans mon cas, autant que professionnelle c’est toujours avant tout une relation humaine. J’ai appris chez Thaddaeus Ropac l’importance de prendre soin des artistes autant que des collectionneurs. Bien sur c’est d’abord la qualité du travail qui prime et me fait porter une attention particulière à une démarche, une sensibilité, une esthétique. Mais ensuite, je ne peux travailler qu’avec des artistes qui partagent avec moi ce souhait de construire une relation de confiance dans le temps, qui devient vite amicale. On partage beaucoup avec les artistes, leurs angoisses, leurs questionnements, on les accompagne dans une évolution. Avec certains c’est un pur bonheur car ils savent, ils m’étonnent, me surprennent, avec une maîtrise remarquable, souvent le privilège de l’âge. Avec d’autres c’est parfois moralement éprouvant, tant leur attente est grande, et l’énergie nécessaire, sans limite ; mais j’aime cette idée d’être un maillon de la création, à leur côté. Financièrement soutenir des artistes plus jeunes, ou moins connus est très dur, c’est un vrai mécénat, à fonds perdus pour des années. Mais c’est un moteur essentiel, et les plus reconnus sont alors indirectement les parrains anonymes de ceux dont le nom résonnera demain.
Votre galerie éponyme est l’une des galeries parisiennes les plus actives et représentatives sur le marché de l’art en France et à l’étranger. Comment vous positionnez-vous par rapport aux Institutions de l’hexagone et aux organismes à l’étranger (collaborations, prêts…) ?
J’entretiens les meilleurs rapports avec les institutions : bien sûr nous prêtons en permanence nombre d’œuvres aux Musées et aux expositions à Paris et en régions, et je me réjouis du développement fructueux des passerelles public-privé en toute transparence. Mais en revanche je ne suis pas de ceux qui attendent une manne de l’institution. Les aides aux publications ou à la première exposition existent, mais je n’en ai jamais sollicité aucune, je ne pense pas que ce soit à l’état de payer pour ceux qui comme moi ont choisi ce métier. On doit en assumer les risques. Je finance moi même les catalogues par exemple, car à l’heure d’Internet, je crois encore à l’importance de vrais livres sur les artistes, et il faut alors faire preuve d’inventivité, un tirage de tête, un vrai livre d’artiste etc.
C’est aussi une façon essentielle d’accompagner les artistes que d’aider les conservateurs à faire naître des expositions de ceux que je défends dans de grands musées, parfois en produisant les œuvres, en assurant la communication évènementielle etc. afin de décupler leur visibilité du public : François Rousseau à la Maison Européenne de la Photographie, Marie-Noëlle de La Poype au Musée de la Chasse et de la Nature, Nils-Udo à Chaumont sur Loire, Méréville ou au Musée de La Poste… Bien sur, lorsque Versailles choisi les Arcs spectaculaires de Bernar Venet pour souligner la continuité des talents dans ce haut lieu de la création, et que 7 millions de visiteurs voient l’exposition en plein air, l’image de nos artistes à l’étranger en est accrue.
Aujourd’hui le monde entier change, très vite, et l’échelle ne peut plus être seulement hexagonale, surtout quant on est fier de son pays et que l’on veut contribuer à lui conserver une place centrale sur l’échiquier de la création. L’art contemporain, plus vite encore que d’autres domaines, nécessite d’être à l’affut en permanence. Pour cela des structures comme l’Institut français qui promeut l’art à l’étranger sont précieuses, mais je crois aussi beaucoup aux initiatives privées et je suis heureux de voir que dans nos frontières, comme chez nos voisins européens enfin on voit poindre des lieux, collections, fondations, prix, qui prouvent l’intérêt de nos contemporains non seulement pour donner à voir mais aussi pour favoriser les échanges internationaux.
Parallèlement, la galerie présente et assure la continuité des célèbres collections d’objets d’art de l’ancienne galerie ARTCURIAL, conçues depuis 1975 et dont vous avez repris le fond afin de pérenniser cette activité historique. Pourriez-vous nous dire comment cela se traduit ?
C’est la moitié de mon temps, de mon activité et celle de mes collaborateurs. En parallèle aux pièces uniques, les objets exécutés en édition limitée sont la particularité de la galerie, rendant accessible le travail d’artistes majeurs à un plus grand nombre de collectionneurs. Même si parfois l’engouement est tel pour certains artistes, qu’avant même que l’édition arrive à son terme les prix flambent dans des proportions qui m’étonnent moi-même !
Concrètement chaque jour nous travaillons avec des fondeurs pour produire les bronzes, ciseleurs émailleurs ou doreurs pour les bijoux d’artistes, lithographes ou graveurs pour les estampes, nous faisons réaliser tapis ou travaux d’ébénisterie pour le mobilier d’artiste. L’art contemporain utilise toutes les techniques. Et mes choix sont éclectiques. Plusieurs artisans interviennent souvent sur une même pièce avant qu’elle ne revienne à l’atelier de l’artiste ou de la galerie pour être assemblée et prendre toute sa mesure.
Ensuite je veille moi-même à la vérification et à la numérotation de chaque pièce et à la tenue des archives qui me permettent aujourd’hui d’assurer sereinement la pérennité de cette belle aventure.
Je tiens à maintenir les savoirs-faires exclusivement en France malgré l’augmentation des coûts des matières et de la main d’œuvre. D’abord car c’est un gage de qualité et de suivi, ensuite cela permet de veiller personnellement à chaque étape de la réalisation avec les artistes et d’éviter toute contrefaçon.
Il y a des exceptions pour des savoirs faires spécifiques bien sur : je fais travailler des souffleurs de verre à Murano, par exemple, et dans ce cas je m’y rends toujours, car ils ont des techniques particulières. Mais jamais de production délocalisée pour diminuer les coûts, l’art comme le luxe ont en commun ce qui est rare, et ne souffrent pas la médiocrité des marchés de masse.
Mais au-delà de la gestion des contrats d’éditions anciens (80 artistes ayant chacun entre 1 et 10 contrats, que nous avons la chance de perpétuer avec les auteurs, ou leurs familles quand ces derniers ne sont plus là), ce qui est également passionnant, c’est bien sur de renouveler ce fonds, comme par exemple lorsque Bernar Venet joue le jeu de réaliser une œuvre multiple et pourtant chaque fois unique, véritable sculpture d’acier noirci dont le socle se dérobe et dissimule un portfolio de 6 estampes originales réalisées cet été dans le midi. Deux séries de 20 exemplaires seulement, qui viennent enrichir le fonds d’éditions exclusives de la galerie, pour pallier aux œuvres de Soulages, Zao Wou-Ki, Pomodoro ou des Lalanne qui elles sont hélas naturellement épuisées au fil du temps !
Vous avez choisi de nous confier quelques images de travaux d’artistes représentatifs de la galerie autour de la thématique « Fun », du jeu et de l’amusement. Qu’évoquent pour vous ces thématiques dans l’art ? Et comment peuvent-elles se traduire dans vos rapports avec les artistes et leurs travaux ?
Au fond, j’ai toujours aimé l’idée de créer le concept d’un « cabinet de curiosités contemporain » ! Faire voisiner avec humour les pois torturés de Kusama et ceux vitaminés de Damien Hirst ! Alors cela m’a amusé de voir se côtoyer écoles et générations, matières et couleurs, où les noirs chevaux d’un jeu d’échecs « Gambit » décomposé et recomposé par Arman, dialoguent avec le « Split Rocker » acidulé de Jeff Koons: petit cheval de bois mi bleu mi rouge, aux oreilles jaunes, qui après avoir trôné dans sa version colossale et couverte de fleurs devant l’orangerie de Versailles se retrouve miniaturisé dans une boule neige de saison, tout droit sortie d’un conte de fées. Ça l’est tout autant d’imaginer que les « Lignes droites/désordre », effondrement de barres d’acier noirci assemblées par Bernar Venet dans un geste minimaliste, puissent être prises pour un étrange jeu de mikado conceptuel. Et que dire des étirements de verre coloré que vient de signer à Murano, pendant la Biennale de Venise, l’artiste suisse John Armleder sinon qu’il a joué avec le feu pour en extraire, par un jeu d’alchimie, l’essence de la couleur ?
A l’opposé, le voisinage tonitruant et malicieux des personnages attachants de Robert Combas sont un jeu provocateur d’un autre genre, celui de la farce mais aussi de la gravité tournée en dérision de la figure humaine, pour mieux en appuyer la force cynique, ainsi le « Cavalier » au chapeau obélisque ou la « Famille Radaze » de poissonniers équilibristes où Monsieur et Madame soutiennent l’enfant, jusqu’au jour ou la statue bascule, et l’enfant tient le reste de la famille sur ses frêles épaules. Le jeu de la vie…
Quant à Yayoi Kusama, s’il y a bien une artiste au monde qui ne cesse de jouer et de provoquer, l’œil toujours moqueur du haut de ses 82 ans, c’est bien cette japonaise inclassable et hors du temps et des modes, nous donnant à voir avec conviction ses citrouilles hallucinogènes aux petits pois obsessionnels, 5 porcelaines « Pumpkins » qui sont autant de réminiscences des mondes de l’enfance et du jeu dont l’étincelle ne meurt jamais.
Beaucoup de personnes n’osent pas, peut-être par ignorance, rentrer en contact avec la création artistique contemporaine. Pour un public non averti quel conseil lui donneriez-vous pour aborder le plus simplement la création artistique d’aujourd’hui ? Les éditions représentent-elles selon vous aujourd’hui, un vecteur incontournable de diffusion et de communication ?
Certaines galeries, peuvent parfois sembler réservées à l’élite de ceux qui en ont les codes. Il n’en est pourtant rien. Ce sont des lieux ouverts. J’ai particulièrement voulu dans ma galerie privilégier l’accueil : qui que soit notre visiteur nous sommes là pour l’aiguiller, parler de la démarche de chaque artiste avec simplicité ou simplement laisser déambuler librement chacun, s’assoir et apprécier à sa façon l’univers d’un créateur. On peut ensuite aller plus loin.
En matière d’art, je crois qu’il faut laisser parler ses émotions, son ressenti, ses goûts et ne pas chercher à interposer d’abord un discours entre l’œuvre et son spectateur. Il suffit souvent de donner quelques clefs de lecture, une histoire, un détail et l’imaginaire fait le reste.
Bien sur les éditions d’art contemporain sont un formidable tremplin pour initier ou compléter une collection. Mes acquéreurs pour le Jeff Koons « le moins cher du monde » à 150 euros, vont du jeune étudiant au patron du CAC 40 et j’aime l’idée que chacun ait le même sourire en le découvrant et le même plaisir à l’acquérir !
Enfin, avez-vous des projets pour l’avenir ? Pouvez-vous nous en dévoiler quelques-uns?
Les projets fourmillent, avec une exposition hors les murs cet hiver de nos éditions en Corée, et à la galerie les fantaisies de verre soufflé de John Armleder, puis en janvier-février la galerie totalement transformée par Nendo, designer japonais minimaliste au talent fou, qui a déjà le vent en poupe et en mars ma première collaboration avec un artiste inclassable et fascinant, Olivier Urman. L’aventure continue !
Pierre-Alain Challier, nous vous remercions infiniment d’avoir bien voulu nous accorder cet entretien en toute sincérité et nous vous souhaitons beaucoup de succès dans vos projets.
Pour en savoir plus sur l’actualité de la galerie :
GALERIE PIERRE-ALAIN CHALLIER
8, rue Debelleyme
75003 Paris
Du lundi au samedi, de 11h à 19h
www.pacea.fr
Texte : Christophe Menager
Photographie : Courtesy Pierre Alain Challier
EXTRAIT DEDICATE 27 – Automne-Hiver 2011